« As-tu au moins écouté ce que je t'ai appris, Sheldon Smith ? On ne serre pas les cordes de l'instrument comme un barbare ! » Mes grands yeux noisette se posaient vivement sur le visage serein de ma tante. Olivia avait toujours été d'une infinie patience avec moi, depuis ma tendre enfance. Me remettant en place lorsqu'il le fallait, me donnant de précieux conseils, m'éclairant l'esprit. À l'âge de cinq ans et après une folle lubie de mon paternel, il avait été déclaré que je devais savoir jouer d'un instrument. Après des tergiversations difficiles, il se trouvait que j'avais fini par désigner la guitare. Et c'est avec elle que j'avais fais mes premiers pas, jouant des cordes tout en regardant ma tante pour vérifier que tout soit juste. Son avis comptait énormément pour moi. Son regard vert me toisait sans relâche, écoutant la moindre note qui sortait de mon instrument. Concentrée comme jamais, elle semblait dans un autre monde, riche d'harmonie et de mélodieuses chansons. Seule la ride qui se creusait entre ses deux yeux m'indiquait ce qu'elle était en train de penser, parce qu'avec le temps j'avais compris de quoi il en retournait avec elle. Accordant ma précieuse compagne, je jouai quelques notes délicatement avant de hausser un sourcil ironique. « Et comme ça, c'est moins "barbare", non ? » J'avais évidemment exagéré sur le mot, afin de signifier qu'elle m'exaspérait parfois. Mais je finissais toujours avec une frappe derrière la tête et une recommandation pour la prochaine fois. J'allais peut-être parfois trop loin, mais cela ne partait jamais d'une mauvaise intention, ce n'était que simple amusement. J'avais toujours adoré embêter mon monde de toutes les manières possibles, tout en restant parfaitement calme. Il faut simplement savoir comment s'y prendre. « Tu as encore beaucoup à apprendre, petit. Beaucoup à apprendre. » J'en étais parfaitement conscient, et je n'attendais que ça. Apprendre la vie.

« Tu vas où, 'and frère ? » Je baissai les yeux sur le petit brun au regard embué qui me tendait les bras. Je n'avais jamais vu résister à la bouille plus qu'adorable de mon petit frère. Lukas était de dix ans mon cadet, mais je l'aimais plus que tout. Bien plus que mes propres parents en tout cas, ce qui me désespérait vraiment. J'avais l'impression qu'il n'avait pas été qu'une envie subite de leur part, une de celles que l'on regrette après l'avoir effectuée. Pour rien au monde je n'abandonnerai mon petit ange, quoi qu'il arrive. Je me suis promis de le protéger jusqu'à ce qu'il sache prendre soin de lui, et encore. J'avais même de la peine à le laisser à la maison tandis que j'allais en cours. Je le soulevai par les aisselles avant de le porter à la même hauteur de mon visage. J'appuyai légèrement sur son nez avec mon index, souriant. « Je dois aller à l'école, petit diablotin. Je reviens vite, promis ! » Il posa main sur ma joue avant de frotter son petit nez contre le mien, un petit signe rien qu'à nous. Je laissai échapper un rire avant de le descendre à même le sol, faisant un signe de la main et de fermer derrière moi.

« J'veux pas y retourner, Shel'.. Soit cool, s'il te plait.. » On pouvait aisément dire que j'étais complètement paniqué. Les yeux froncés, je regardais la jeune fille délirer et s'accrocher à mon tee-shirt comme une noyée. Les yeux rougis et dilatée par l'absorbtion de drogue, elle semblait dans un état proche de l'épuisement. Et elle continuait sa tirade incessante, les yeux remplis de larmes. Est-ce que c'était la drogue qui faisait qu'elle ne veuille plus rentrer chez elle, en pyjama dans la rue ? Et les coups que je pouvais apercevoir sur ses bras, d'où est-ce qu'ils venaient ? Aloysia n'avait jamais été la personne que j'apprécie le plus, parmi les rencontres que j'avais pu faire. Je la connais depuis que j'ai douze ans, et je ne l'ai jamais aimé. Elle n'était que la fille Black, celle qui claque des doigts pour avoir ce qu'elle souhaite, apporté dans un plateau d'argent. Une gamine pourrie-gâtée jusqu'à la moelle, en somme. Mais là, je ne voyais qu'une pauvre jeune fille dans un sale état, complètement stone, et qui semblait terrorisée à l'idée de retourner chez elle. Après une longue et fastidieuse réflexion intérieure, j'avais accepté. « Bien. Ecoutes, passe la nuit ici, mes parents ne sont pas là de toute façon. Je te ramènerai chez toi demain lorsque tu seras réveillée et dans un meilleur état. » Le lendemain matin, elle n'avait pas eu d'autre choix que de m'expliquer ce qu'elle pouvait bien foutre en plein milieu de la route, vêtue en tout et pour tout d'un tee-shirt et d'un petit short de nuit. Mais je fus beaucoup moins dur lorsque j'appris qu'elle était violentée par son père. Je ne pouvais pas concevoir qu'un parent puisse faire du mal à son enfant par simple plaisir. Et contre toute attente, j'avais décidé de la prendre sous mon aile. Je ne lui avais jamais voulu du mal, malgré le fait que nous ne soyions pas les meilleurs amis du monde. Tout allait changer, à jamais.

« Non. C'est fini, je ne veux plus te revoir. Barres-toi de ma vie, t'es vraiment un sale con. » C'était terminé. Je pensais avoir un jour à entendre les paroles que je craignais le plus. Celles qui font tellement mal qu'on a envie de se crever le coeur pour arrêter la douleur. Je n'étais pas du genre à me jeter à ses pieds comme n'importe qui l'aurait fait pour s'expliquer et je n'allais pas changer comme ça. Mais je n'avais absolument rien fais, ce qui était le réel problème. Je vous explique ? Donc, ce qui s'est passé, c'est qu'elle m'a pris sur un faux fait. Qui ne connaissait pas la pire ennemie de ma belle ? C'est bien elle qui est venue m'embrasser contre mon gré devant ma chère et tendre. Ouais, petite paranthèse : depuis le temps, on s'est parfaitement trouvé avec Aloysia. Tout allait comme sur des roulettes avec elle, je l'aimais et je l'aime à la folie. Mais il a fallu que cette gourde gâche tout en m'utilisant comme moyen. Sympathique non ? Faut pas chercher à comprendre, ma brunette, elle croit que ce qu'elle voit. Et ça, on ne le change pas non plus. Pourtant, je pouvais pas m'empêcher de sentir mon petit battant s'émietter au fur et à mesure des minutes qui passaient, sans bruit. Pourtant, j'espérais qu'elle reviendrait, un jour. Si ce n'était pas demain, ça serait dans un mois, dans un an. J'attendrais le temps qu'il faudra, mais je sais qu'elle comprendra enfin qu'elle a involontairement remué le couteau dans un quiproquo qui la visait et qui a magnifiquement bien marché. Je m'étais reculé de quelques pas, avec un soupir qui en disait long sur ce que je ressentais. Passant une main dans ma crinière brune, je répondis calmement. Je ne pouvais pas faire autrement. « Je.. Quoi que tu penses, ce n'est vraiment pas ce que tu crois. Si tu souhaites entendre mon explication un jour, tu sais où me trouver.. et sache que ma porte n'est pas fermée. » Je m'étais retourné sans un regard, disparaissant au coin de la rue. La tête et le coeur en vrac, complètement perdu sans elle.

Cela fait six mois que nous ne nous sommes pas revus. Pas le moindre appel, pas la moindre rencontre. Comme si elle avait disparu de Saint-Louis. Mais putain, qu'est.-ce qu'elle me manque. En attendant, j'ai commencé des études d'éthnologie, et je veille toujours sur ma canaille de petit frère. La vie suit son cours, désespéremment. Sans l'élément indispensable qui lui redonnerait du sens.