elena & sedgewick
« Où tu vas, comme ça ? » Oh, non. Sedgewick mordit sa lèvre inférieure et pivota, pour faire face à son père qui de haut en bas l’observa, un sourcil relevé. L’adolescent garda un moment les yeux fermés, se préparant au pire. Et il ne lui avait pas demandé son numéro, si jamais il devait annuler leur rendez-vous. Ses poings se serrèrent et les mots franchirent difficilement ses lèvres.
« Aw. Euh. Dehors. Euh. Avec une amie. » Ses paupières se rouvrirent et ses mirettes directement partirent observer le sol, comme s’il était fautif.
« Une amie, hein. » Oh, qu’il haïssait ce ton goguenard, que son paternel parfois prenait. Allait-il lui faire passer un interrogatoire ? Déjà qu’il n’était pas en avance…
« Quel est son prénom ? » Oui, il allait lui faire passer un interrogatoire. Alors qu’il n’était pas en avance.
« Elena, papa. Et je dois par- » « Et où l’as-tu rencontrée, cette Elena ? » « A la morgue et je dois vrai- » « A la morgue ? Je ne cautionne pas la nécrophilie, mon fils. » « RAAAH! » Oh, quelle éloquence. Griffant ses joues du bout de ses doigts, Sedgewick tentait de faire comprendre par son comportement corporel qu’il était pressé. Ce qui attira l’attention d’un de ses frères, Kipling, qui moqueur se posa dans l’entrebâillement d’une porte pour observer la scène qui se déroulait dans l’entrée de la maison familiale. L’homme grisonnant attendit un moment, que son fils reprenne son calme. Sans pour autant donner l’impression de le lâcher.
« Et tu l’emmènes où, cette Elena ? » le jeunot souffla, avant de répondre calmement
« dans un salon de thé ». Un bref ricanement le fit frémir et une boutade lui fit grincer des dents.
« C’est quoi ce truc de vieux ! » « Kipling ! » tonna le père, avant de lui aussi laisser pétiller sa malice.
« Laisse ton gérontophile de frère tranquille » siffla-t-il, vipérin. Ce qui laissa Sedgewick béat, nez froncé.
« Elle a dix-neuf ans ! » « Quatre-vingt-onze, oui » continua Kipling, avant de disparaître dans une autre pièce. Et devant l’air contrarié de Sedgewick, le père ne put s’empêcher de soupirer. L’humour n’était pas son fort. Il avait tendance à être bien trop sérieux.
« Tu as boutonné lundi avec mardi, fils » fit-il remarquer en indiquant d’un doigt le col de la chemise de son rejeton. Ce dernier gémit et rapidement remit de l’ordre dans les jours de la semaine.
« Tu as bien ton porte-feuille ? » « Oui. » « Tu rentres avant le repas du soir, d’accord ? » « Oui. » « Et sois un bon garçon, ok ? » Un silence.
« …Oui, papa. » Et enfin, le damoiseau put quitter la demeure familiale. Ouf ! Vraiment, la vie en communauté est parfois bien difficile à supporter. Surtout qu’aujourd’hui, Sedgewick se sentait tendu. Est-ce que son rendez-vous allait bien se passer ? Ou est-ce que tout aller virer au cauchemar… ?
Ses questionnements incessants l’aidèrent à passer le temps et rapidement il se retrouva à Washington Avenue. Un coup d’œil à son portable lui indiqua qu’il était juste au niveau du temps, alors qu’on lui avait toujours dit d’être un peu en avant quand il donnait un rendez-vous à quelqu’un… surtout une demoiselle. C’est d’un pas vif que Sedgewick pénétra dans le lieu où ils devaient se retrouver et un « excusez-moi » se faufila d’entre ses lèvres, preuve extérieure de sa grande timidité. Il faillit percuter alors une crinière blonde ornée d’un bonnet à pompon et ce côté poétiquement loufoque lui fit savoir, avant de voir le minois qui accompagnait cette chevelure, que celle pour laquelle il s’était pressé était déjà là.
« Bonsoir » répondit-il alors qu’il n’était pas encore seize heures, emporté ailleurs par le sourire que la demoiselle lui offrit. « Oh et heu désolé du léger retard hein » murmura-t-il comme s’il ne voulait pas qu’on entende ses excuses. Mais déjà la jolie blonde était repartie explorer, de son regard clair, les lieux. N’osant pas la déranger dans son étude, le damoiseau lui aussi jeta un coup d’œil circulaire à la pièce où il venait d’entrer. Des meubles en bois bruni par le temps, des bocaux à perte de vue. Du thé, beaucoup de thé. Mais aussi quelques tisanes et un peu de cafés moulus, aux bocaux fermés hermétiquement pour éviter que leur forte odeur ne prenne le dessus sur celle des plantes. Rien de très intéressant pour Sedgewick, qui n’avait envie d’épier qu’une chose : Elena. Avec ses cheveux un peu ébouriffés, en désordre. Son apparente nonchalance… Fatalement attiré, le croque-mort vint se glisser derrière la demoiselle qui alors lui lança une phrase qu’il n’attendait alors pas.
« Le mois dernier, une femme a tué son mari avec de l’aconit. C’est fou de penser qu’une aussi petite chose peu avoir autant d’effet sur le corps humain. »Il se recula quand-même un peu, pour observer un peu mieux le visage d’Elena. Son regard s’était fait surpris, mais son intérêt était là.
« Oh » fut toutefois la seule chose qu’il réussit à prononcer, alors qu’il déglutit et dirigea ses iris sombres vers le bocal qu’elle observait. C’était de l’aconit ? Sedgewick n’avait aucune idée de à quoi cela ressemblait. Il était croque-mort, point herboriste. Mais tout ce qu’il voyait, là, c’était des pissenlits. Et puis, y aurait-il véritablement des plantes dangereuses entreposées dans un tel lieu ? Il sentit le regard de son invitée reposer sur sa silhouette. Aussi se força-t-il à établir le contact visuel, mais ne put le maintenir longtemps. Sa vue s’égara alors sur le bonnet d’Eden, mais passa d’abord sur sa poitrine, qu’il devinait. Ouhou.
« Joli bonnet. » Dans les deux sens du terme. Totalement hors-sujet et au courant de ce fait. Riant un peu, il papillonna des cils en se mordant le bout de la langue puis retourna observer les pissenlits.
« Quand-même. Je trouve cela romantique. » Sa voix vibrait, sa gorge nouée par l’incertitude de ses mots.
« Se faire tuer par une fleur… » Il haussa les épaules, se sentant un peu ridicule.
« Par une femme, à qui certainement il offrit de nombreux bouquets. Des roses, des tulipes. » Un regard en biais vers son amie.
« Des tas de fleurs. Des bégonias, des œillets. » Et elle en choisit une seule. Fatale.
« Une seule », murmura-t-il pour lui-même. Avant de gémir, douloureusement. Sourcilleux.