« Alaska, Ronan, n’oubliez jamais que je vous aime et je vous protège. Quoi qu’il y ait après la mort, je veillerai sur vous, je vous le promets. » Je serre les dents et ravale mes larmes, je ne peux pas pleurer devant lui. C’est hors de question. Je caresse ses cheveux avec une tendresse infinie, jetant de temps à autre des coups d’œil à Ronan qui, comme moi, cherche à se montrer fort devant son frère. Il tousse et grimace à cause de la douleur, et je fais un effort monumental pour que les larmes ne débordent pas. Je ne veux pas qu’il parte, je veux mourir à sa place. Alors sa main lâche peu à peu la mienne et ses yeux se ferment. Il s’en va, à tout jamais. Ma lèvre tremble et j’éclate en sanglot, secouant sa chemise d’hôpital d’un blanc immaculé.
« Non, attend ! » je hurle.
« Je t’en prie attend, non, pas comme ça, pas maintenant ! T’es un gamin putain, reste là ! » Ronan me tire en arrière tandis que les infirmières entrent dans la chambre.
« Alaska, on ne peut plus rien faire, il est trop ta… » Mais je ne peux me résigner à ne plus jamais le voir, à ne plus jamais sentir ses bras autour de moi, à sentir sa respiration dans mon cou quand je me blottis contre lui et ses lèvres sur les miennes.
« Non, non, Alec ! » Ma voix se brise, comme mon cœur. Ronan a raison, il est trop tard. Il est tout prêt, et pourtant si loin ! Je ne peux plus le rattraper, je n’y arriverai pas. Comme dans ce cauchemar que j’ai fait de nombreuses fois avant ce jour fatidique, il avance devant moi et j’ai beau courir, je ne l’atteins jamais. Je me recroqueville sur moi-même, repoussant avec un cri tous ceux qui essayent d’établir le contact avec moi. Quand les caméras et les journalistes s’en mêlent, je crois devenir folle. Hystérique, je les repousse et fais tomber une femme qui porte plainte. Je passe ma nuit au poste, dans un état lamentable, les yeux rouges et gonflés, incapable de parler. Je les déteste tous, je déteste l’amour, je déteste la vie.
∞ ∞ ∞
« Alaska, il faut qu’on parle. Viens ici. » déclare mon père avec un sérieux étonnant. Lui qui ne l’est jamais, je comprends que la situation est grave. Je m’assieds sur ses genoux et plante mes yeux dans les siens.
« Je sais que tu n’as que dix ans, que tu n’es qu’une enfant, mais … Je pense que toi, tu dois savoir. Pour être en mesure de protéger Elena et Carla. » Je penche la tête sur le côté et fronce les sourcils.
« Savoir quoi ? » je demande, inquiète. Cette situation me met mal à l’aise. Est-ce que c’est une mauvaise blague ? Ça ne m’étonnerait même pas de lui.
« Ta mère et moi ne sommes pas ce que nous semblons être. Depuis des générations, nos parents font partie d’une organisation spéciale qu’on appelle mafia. Tu sais ce que c’est, non ? » j’acquiesce, à court de mots. Mes parents, des mafieux. Il ne manquait plus que ça. Je pâlis, ma tête tourne. Alvaro me soutient en voyant mon trouble.
« Est-ce que … Tu me dis ça parce qu’elles sont en danger ? » je m’enquis encore, terrifiée à l’idée qu’Elena et Carla puissent être blessées. Surtout Elena, ma sœur jumelle, ma moitié, mon âme sœur. Il secoue la tête à mon plus grand soulagement et passe sa main dans mes cheveux.
« Non, pas pour l’instant. Mais cela pourrait arriver, et je veux qu’à ce moment-là tu sois en mesure de les protéger. Je suis désolé mon bébé, tu sais. Je ne veux pas qu’il vous arrive quoi que ce soit, je ne le supporterais pas. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que vous échappiez à ce monde, vous méritez tellement mieux ! Mes princesses … » Je le serre dans mes bras, yeux écarquillés. Je n’arrive pas à en croire mes oreilles, c’est n’importe quoi. Et pourtant, l’excitation fait battre mon cœur extrêmement rapidement.
« Je la supporte plus, je vais lui en coller une ! » je m’écrie, en proie à une colère noire. Elena me regarde, paniquée, ne sachant pas quoi faire.
« Mais elle … ne pensait pas mal Alaska ! » Je m’arrête brusquement et lui lance un regard meurtrier, poings sur les hanches.
« Ah parce que c’est elle que tu défends, en plus ?! » Elena avale sa salive avec difficulté et secoue la tête.
« Bien sûr que non, mais je voulais juste … » Je lui lance ma chaussure dessus et elle s’écarte vivement.
« Mais va la voir ! Allez faire du shopping toutes les trois avec Carla, dégage Elena ! » Bref vous l’aurez compris, je suis énervée. Depuis quelques temps, la cohabitation avec Carla et maman est devenue impossible, un véritable enfer. Camilla nous fait parfois largement comprendre qu’Elena et moi ne sommes pas des enfants désirées, le fruit d’un péché involontairement commis. Oui, quand ils nous ont eu treize ans plus tôt, ils n’étaient pas mariés. Et pour leurs familles, c’était une honte. Nous sommes une honte. Je me moque bien qu’elle essaye de me déstabiliser, me blesser. Mais quand je vois les yeux de ma sœur jumelle pétiller, son regard se voiler, je sors de mes gonds. Carla, elle, est née un an et demi après nous, et ils s’étaient mariés à ce moment-là. Je ne me sens pas proche d’elle du tout, parce que Carla ressemble trop à maman : elle est pourrie jusqu’à la moelle, je la hais. Et ça a toujours été le cas. Je vois bien qu’elle se montre hypocrite avec nous, qu’elle manipule Camilla pour être la préférée. Je me moque bien de ce qu’elle peut me faire elle aussi, parce que j’ai le soutien de papa. Je sais qu’il m’aime et veille sur moi, et encore plus sur Elena. Je ne suis pas malheureuse de cette situation, même si elle m’épuise. Oui, je suis fatiguée de me battre tout le temps contre ma propre famille. C’est horrible, de ne pas pouvoir choisir sa famille. Si je pouvais, je partirais avec Elena et papa.
« Je … Un homme m’a suivie depuis le collège, il n’a pas essayé de me rattraper mais il est venu jusque-là, et … » Elena est recroquevillée sur le canapé, déblatère des choses qui n’ont ni queue-ni-tête, sous le choc. Alvaro et Camilla se lancent un regard sous-entendu, regard que m’offre ensuite mon père. Alors je comprends. Je comprends que le moment dont il parlait quand il disait qu’on serait peut-être un jour en danger vient d’arriver. Carla caresse les cheveux d’Elena, assise sur l’accoudoir à côté. Elle ne comprend pas, non, aucune des deux ne peuvent comprendre.
« On va déménager aux Etats-Unis. » annonce finalement Camilla en passant nerveusement sa main sur sa nuque. Silence général dans la pièce.
« On part ? » finit par demander Carla.
« Et depuis quand ? » je renchéris, comprenant immédiatement mon erreur.
« Oubliez ce que je viens de dire. » j’ajoute, contrariée. On part parce que nous sommes en danger, voilà pourquoi. Nous allons laisser derrière nous notre enfance, notre vie, nos amis, notre école, notre maison, notre famille, tout. Il faudra tout recommencer dans un pays qui n’est pas le nôtre. Il ne nous faut pas longtemps pour faire les cartons et quitter le pays. A quinze ans à peine, notre vie est totalement chamboulée. J’aime le changement, j’aime voyager, j’aime découvrir … Mais les Etats-Unis, c’est tellement différent de l’Italie ! Nous nous installons dans la jolie ville de Saint-Louis, où notre tante habite avec son mari et sa fille, Samantha. C’est la première fois que nous voyons notre cousine, une superbe créature brune aux yeux bleus. Ma propre vie prend un tournant nouveau un jour, alors que je fais du shopping en solitaire.
« Excusez-moi, mademoiselle … » Je m’arrête, fronce les sourcils. Qui est cet homme ? Est-ce que la mafia nous aurait retrouvés ici ? Je cherche une échappatoire, gardant mon calme.
« Je suis photographe et je dois dire que vous avez immédiatement accroché mon regard. Voici ma carte. Pourquoi ne pas venir faire quelques photos, histoire qu’on déniche en vous un potentiel intéressant pour le mannequinat ? » J’ai l’impression de rêver. Et pourtant, à l’âge de quinze ans, je deviens bel et bien mannequin.