« Ripley, allez, on rentre ! » « Roh, encore un peu, s’il te plaît ! » « Pas question, Papa va me tuer, surtout qu’on a déjà dix minutes de retard. Viens ! » Le garçon, qui s’amusait à lancer des galets sur la surface de l’eau de manière à ce qu’ils rebondissent comme des grenouilles, se retourna vers sa sœur.
« T’es pas marrante. » déclara-t-il avec une moue déçue. Arabella Quinn lui décocha un regard noir. Ce qu’il pouvait être lourd, parfois. Mais il ne fallait pas se méprendre : elle l’adorait, son petit frère. Seulement, elle avait sans cesse l’impression qu’il faisait tout pour la mettre dans des situations pas possibles. En ce moment, par exemple. C’était l’heure de rentrer, il le savait parfaitement, pourtant il s’attardait, s’opposant à son autorité fraternelle, si on pouvait l’appeler ainsi. Leur père, qui les avait élevés seuls depuis le décès de leur mère, faisait confiance à l’aînée pour s’occuper et prendre soin de son benjamin, cela dit, lorsqu’il leur arrivait un pépin, c’était toujours elle qu’il blâmait. C’était rageant et totalement injuste. Mais là encore il ne fallait pas se méprendre : il s’était bien débrouillé jusqu’à présent dans son rôle de père et les deux enfants, âgés respectivement de treize et onze ans, avaient reçu une bonne éducation.
« Tu sais bien qu’il n’aime pas quand on arrive en retard pour les repas. » relança Arabella, les mains sur les hanches.
« Il ne me gronde jamais, moi, de toute façon. » chantonna Ripley en fouillant du regard la rive à la recherche de d’autres galets. Arabella se tapa le front de la paume de la main, se retenant pour ne pas l’étriper, là et maintenant. Elle pourrait aussi le pousser à l’eau, suffisamment fort pour qu’il tombe tête première et qu’il s’assomme contre une grosse roche… Quoique non, mauvaise idée, car il faudrait alors qu’elle l’aide à marcher jusqu’à la maison, ce qui serait assez éreintant, merci. Non, il fallait procéder autrement : par la force. Arabella marcha donc d’un pas décidé vers le garnement, lui attrapa fermement le poignet et le tira en sa direction.
« On rentre, j’ai dit. » siffla-t-elle, ignorant ses protestations énergiques. Ils gravirent la pente qui menait à la civilisation, abandonnant derrière eux les rives du Missisipi. C’était un peu embarrassant que d’être obligée de traîner son frère par le poignet en public, mais elle se rassurait en se disant qu’elle n’avait pas le choix.
« On nous dévisage, Bella ! » « M’en moque. » répliqua-t-elle sèchement. Ripley soupira, la suivit derrière elle comme un boulet – au sens propre comme au figuré –, mais sentit que sa poigne s’affaiblissait au fur et à mesure qu’ils marchaient. Lorsqu’ils eurent traversé la rue, la dernière avant d’arriver chez eux, Ripley saisit sa chance. Il tira un bon coup et parvint à se libérer. Arabella fit volte-face, l’étonnement peint sur son visage.
« Qu’est-ce que… Ripley Quinn ! Reviens ! » ordonna-t-elle en tapant du pied.
« Arrête de me dire ce que je dois faire, t’as pas le droit ! » s’époumona-t-il à son tour.
« Je te déteste, je te déteste, tu m’entends ? » Cette fois, tous les passants les dévisageaient, certains intrigués, d’autres ennuyés.
« Moi aussi ! » Le garçon recula en foudroyant son aînée du regard, bien décidé à ne pas la suivre. Et comme ses yeux étaient rivés sur la brunette, il ne remarqua pas qu’il ne se trouvait plus sur le trottoir aux côtés de sa sœur, mais bien dans la rue. Ça se passa dans un fragment de seconde. Un simple clignement des yeux et voilà, c’était terminé. Debout, les bras pendants, la jeune fille observait la scène, ne comprenait pas pourquoi il y avait une voiture et autant de rouge.
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C’était la fin des cours et le troupeau humain habituel se précipita comme un seul homme vers la sortie, heureux d’être libre pour deux jours. Arabella, ses livres contre sa poitrine, suivit tout ce beau monde dehors, loin d’être aussi excitée que ses camarades par la perspective du week-end qui venait de commencer. La raison était toute simple : elle allait travailler ce soir. Elle avait réussi à se faire embaucher dans une petite épicerie locale alors qu’elle n’avait que quinze ans et si durant les premiers jours elle avait adoré son expérience de travail, les suivants furent moins joyeux. Car qui aimait vraiment ces petits jobs minables, après tout ? Des jobs d’étudiants, voilà ce que c’était. Cela dit, ça lui rapportait un certain revenu, ce sur quoi elle n’allait certainement pas cracher.
« Hey ! » L’adolescente ne se retourna même pas. Son sac sur les épaules, elle hâta le pas, pressée de rentrer. De toute façon, elle n’était pas Jessie Cartwright, la fille la plus populaire et la plus jolie de son établissement devant qui tout le monde s’agenouillait pour obtenir ses faveurs. Quelle garce.
« Allebara ! Attends ! » Allebara. Ok, elle savait de qui il s’agissait : de Eric Taylor, le geek à grosses lunettes avec qui elle faisait équipe en chimie. Il était tellement énervant, à la surnommer avec son anagramme ! Et le pire, c’est qu’il se croyait vraiment drôle. La brunette leva les yeux au ciel et, sans s’arrêter de marcher, lui lança :
« Qu’est-ce que tu veux ? Sois bref, je n’ai pas beaucoup de temps à te consacrer, petite tête. » Elle le vit du coin de l’œil courir avec maladresse pour rester à sa hauteur.
« Dis, dis, je me disais… me demandais, plutôt… Ben, tuveuxalleraucinéavecmoi ? Genreaucinéma, ou ben ailleurs… Onpeutaussiallerà… à la rivière, onm’aditquec’étaitcool et… et… » Arabella s’arrêta brusquement, le regard noir. Eric buta contre elle, ne s’attendant pas à ce qu’elle freine aussi sec, mais elle s’en fichait bien. Elle fit volte-face, regarda le pauvre adolescent dans le blanc des yeux.
« Tu te moques de moi, là ? » Étonné par sa vive réaction, Eric cilla et protesta, reprenant comme par magie un débit de voix normal :
« Mais non, de quoi tu parles ? » Puis elle se souvint qu’il était arrivé à St-Louis que depuis un an, il ne pouvait pas savoir, pour l’accident. L’accident d’il y avait deux ans et qui avait eu comme point de départ la fameuse rivière. N’empêche, il était hors de question qu’elle l’accompagne, que ce soit à la rivière ou au cinéma. Elle avait à faire.
« Désolée. Pour avoir réagi au quart de tour, tu… » Embarrassée par sa méprise, c’était maintenant elle qui cherchait ses mots.
« Je ne peux pas ce soir, de toute façon. Désolée encore. » Et elle prit la poudre d'escampette sans plus attendre, les joues cramoisies par l'humilition. Ah, il fallait quand même que jeunesse se passe !
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Carrée dans son fauteuil préféré, celui dans lequel elle s’enfonçait lorsqu’elle y prenait place, la trentenaire déshabilla le magazine de cuisine et de décoration de son enveloppe de plastique. Habituellement, elle ne lisait pas ce genre de feuilles de choux, mais ce soir, elle n’avait rien à faire : exceptionnellement, elle était rentrée plus tôt du travail et comme il n’y avait rien d’intéressant à la télévision et qu’elle n’avait pas envie de sortir, elle s’était dit qu’un peu de lecture ne lui ferait pas de mal. Ses longs doigts touchaient les pages cirées, les tournant doucement, et ses yeux, mornes d’ennui, parcouraient les images et les entrefilets de textes sans s’attarder. Quelle mouche l’avait piquée pour qu’elle décide de s’abonner à cet hebdomadaire, elle ne s’en souvenait plus ; toujours est-il qu’elle le regrettait. Ennuyée, elle déposa le magazine sur la table basse devant elle, soupira en posant les avant-bras sur les accoudoirs du fauteuil. Il y avait quelque chose de particulièrement triste et lassant dans sa routine de vie : elle se levait à sept heures tous les matins, prenait une douche rapide, avalait un petit-déjeuner léger de fruits et de yaourt, partait au travail une heure plus tard et ne revenait qu’à la nuit tombée. Parfois, elle faisait exprès de s’attarder à son bureau pour repousser l’heure de rentrer, sachant de toute façon que personne ne l’attendait à la maison. Bourreau du travail, elle ? Possible. Probable. On pouvait lui reprocher de ne pas réellement « vivre », ce qui n’était pas tout à fait faux. En effet, beaucoup de ses amis avaient trouvé leur douce moitié depuis des années, certains avaient même déjà fondé une famille. Elle n’allait pas déprimer pour aussi peu, mais elle serait hypocrite d’affirmer qu’elle ne les enviait pas un peu, surtout lorsqu’on lui glissait sous le nez des photos récentes de gamins avec un « Regarde comment il est chou sur celle-là ! ». Et elle d’hocher de la tête avec un sourire forcé. C’était toujours comme ça. La femme s’extirpa après un nouveau soupir de son fauteuil en cuir noir et décida d’aller se faire une tisane pour oublier tout ça.