Il n’était rien de plus que cette noirceur qui tapissait les murs de la demeure. Rien de plus que cette odeur amère qui embaumait le grenier. Il n’était pas plus présent que le vase de porcelaine qui habillait le coin de la cheminée. Ni plus remarquable que la rose rouge qui sommeillait sur sa commode. Il n’était que cette sinistre silhouette qui habitait les lieux. Que cette ombre vivace qui fuyait le jour. Il n’était que le fils de. Il n’était que l’enfant qui. Il n’était qu’un nom. Qu’une entité abstraite. Qu’un visage parmi tant d'autre. Qu’un corps sans vie. Il n’était que cette mélodie qui serpentait le long des couloirs. Que ce souffle qui chatouillait les boiseries. Que cette vieille bouteille de vin rouge qui croupissait au fond de la cave. Il n’était que ce jeune homme appuyé contre la fenêtre de sa chambre. Il n’était que ce regard perdu dans le vide. Il n’était que cette pensée noire qui s’égarait dans son esprit. Il n’était que le reflet de lui-même. Le reflet de quelqu’un qui ne savait plus comment voir le monde. Ni comment le découvrir. Ni comment l’apprécier. Il ne faisait qu’être là. Statique. Inerte. Comme l’immense Peuplier qui profilait au milieu du Jardin. Comme les galets blancs qui ornaient l’aquarium du séjour. Et il ne faisait que rêver. Rêver d’un ailleurs. Rêver d’un quelconque univers. D’une quelconque planète. Là où peut-être il pourrait s’échapper. Ne serait-ce que quelques secondes. Que quelques minutes. Jusqu’à ce que la réalité reprenne le dessus. Jusqu’à ce qu’elle le noie dans ses illusions. Jusqu’à ce qu’elle l’emporte dans son tourbillon. Jusqu’à ce qu’elle l’étouffe avec ses mensonges. Jusqu’à ce qu’elle lui redonne cet étrange goût de doute. D'incertitude.

Il y avait Noa et ses sourires, Noa et son air malicieux gravé sur son visage, Noa et ses frasques en tout genre. Il y avait ta mère, ta mère et ses longs cheveux bruns, ses grands yeux bleus et l'inquiétude permanente figée dans son regard. Il y avait ton père, ton père et son costard bleu marine, sa cravate rayée, ses chaussures pointues et ses morales quotidiennes. Il y avait la vieille maison et son vaste jardin, sa pelouse soigneusement tondue, ses innombrables arbres fruitiers, son allée fleurie et son petit potager. Il y avait le quartier, le quartier où tu as grandi ; le quartier et ses immenses maisons bourgeoises ; le quartier et ses habitants curieux ; le quartier et sa petite église. Il y avait Salem, Salem et son histoire, ses mythes. Il y avait l'école privée, l'uniforme impeccablement repassé, le cartable soigneusement bouclé, les mocassins cirées. Il y avait les Dimanches à la Messe, les prières à table, avant de se coucher, les croix portées autour du cou. Il y avait les grands dîners de famille, les fêtes de noël, les cadeaux, le nouvel an, les anniversaires et encore les cadeaux. Il y avait aussi le réveil aux aurores ; les croissants au petit déjeuné ; le bus jaune scolaire ; les devoirs à l'école ; les cours de catéchisme ; les plateaux repas de la cantine ; les cours de sport ; le goûter à la maison ; les temps passés avec Noa, lorsqu'elle n'était encore qu'un bébé ; les fin d'après-midi à jouer avec les fils des voisins ; le soupé à quatre ; les bandes dessinées ; les livres d'histoire ; les dessins ; puis les couchés ; la lecture du soir ; le bisou sur le front ; le bonne nuit ; la lumière qui s'éteint. Il y en avait des milliers, des rituels comme ça, des rituels qui, dès l'entrée au lycée, ont subitement changé. Il y a eu les premières fois. Les premiers amours ; les premières bagarres. Les premières colles ; les premières contestation. Il y a aussi eu les découvertes. La cigarette, l'alcool, la drogue, le sexe. Et finalement, les premières reprises en question. Les rebellions ; les avis divergeant ; les cachoteries ; les faux-semblants ; les baisers interdits ; les mauvaises fréquentations. Et pour autant, tout s'est enchaîné. Il y a eu la remise des diplômes ; l'entrée à l'Université ; l'arrivée sur le campus ; les beuveries du samedi soir ; les amis ; les filles ; les mecs ; les cours ; les cuites ; les examens ; les parties de jambe en l'air. Puis le départ pour le Missouri, pour Saint-Louis. L'indépendance. La liberté. L'inconscience. Mais, néanmoins, toujours les études ; les diplômes, l'entrée en école d'art, de nouveau les diplômes ; les histoires d'amour éphémères ; les offres d'emplois ; le costard cravate ; les chaussures cirée ; le crâne rasé ; le sourire perdu ; la compétitivité naissante ; et puis, sans le vouloir, la routine. Le café noir du matin ; le journal ; la chemise blanche ; les piles de documents ; les chiffres ; les échantillons d'essais ; les réunions ; les prises de bec entre collègues ; les démarches publicitaires ; les réussites ; les échecs ; les bons jours ; les mauvais. Et au final, te voilà. Trente deux ans dans les dents, un chat roux dans les pattes, une histoire d'amour avec une fille même pas majeure que tu n'arrives pas à oublier ; un type à qui tu refuses de dévoiler tes sentiments ; un boulot prenant ; une mine sans cesse renfrognée ; une vieille addiction pour la drogue grandissante ; et tout ça, tout ça tu arrives à le vivre grâce à elle. Et elle seule.