Sept heures trente du matin. Tout le monde était levé et habillé et il était l’heure de petit-déjeuner. Tous ensembles. Il y eut juste Sedgewick qui arriva un peu en retard, parce que son père l’avait envoyé changer de chaussettes – encore une fois, il n’avait pas fait attention et elles étaient dépareillées. C’est donc penaud qu’il arriva après les autres et enfin ils purent tous s’asseoir. Mais avant d’attaquer leurs cafés et tartines ils durent réciter une prière, plus par automatisme que par véritable conviction religieuse. C’était une des petites choses qui rythmaient leur vie et ce sur quoi veillait leur père, Yates, sans merci. Ce dernier prit d’ailleurs les mains du cadet de ses fils, Algernon, et lui jeta un mauvais regard. L’adolescent avait, comme à son habitude, vernis ses ongles. Mais la fine couche de couleur commençait déjà à s’écailler et cela, le père ne pouvait laisser passer. Cela ne l’embêtait pas que ses enfants se teignent les cheveux, aient des tatouages ou des piercings. Lui-même en avait. Tout ce qu’il demandait était qu’ils soient polis et présentables. Le paternel ordonna donc à son cadet de vite terminer son repas matinal et d’aller arranger sa manucure. Un « oui » morose lui répondit. Puis il fit remarquer à Bartram, son second fils, que ses cheveux commençaient à être un peu trop long. Ce dernier expliqua qu’il avait pris rendez-vous chez le coiffeur, pour samedi. Puis il embraya sur ce qu’était le programme de la journée. Algernon avait cours toute la journée et Sedgewick, une fois rentré de chez le kinésithérapeute, devrait passer l’aspirateur et nettoyer les fenêtres. Whitfield, l’aîné, travaillerait toute la journée auprès de son père à matelasser des cercueils et placer des morts dedans. Drôle et sombre métier que celui de cette famille ! C’était à eux qu’on faisait appel, à Saint-Louis, quand on devait choisir le dernier lit d’un proche décédé et on les voyait dans toutes les églises, transporter les morts. Dans leurs costumes sombres, avec un air de ressemblance mais point familial. Tous très différents les unes des autres, faisant se demander s’il n’y avait pas parmi eux le fruit d’un manquement d’un des époux Ralston. Et si ces derniers n’avaient jamais pu l’avouer ouvertement, tous dans cette maison savaient que Kipling, troisième fils, avait un père différent des quatre autres enfants Ralston. Ce qui ne l’empêchait pas d’être un élément important de cette fratrie et le plus à même de, à la suite de leur père à tous, reprendre les rênes de l’entreprise qu’ils avaient hérités de la famille de leur défunte mère. Hélas pour eux, cette dernière était morte en couche, lors de la naissance d’Algernon. Cela leur avait laissé à tous de grandes séquelles, car tous étaient alors peu âgés. Six fils en huit ans… mais qu’est-ce qu’elle rêvait d’avoir une famille nombreuse ! Qui pratiqueraient les arts et les sport et, elle l’espérait, hériteraient de l’esprit libre, quelque peu sauvage de leur père et hériteraient d’elle la distinction et la sagesse qui faisait d’elle une si parfaite dame, au regard de tous ses proches.

C’est pour cela que Yates éleva ses enfants d’une façon aussi stricte et sérieuse, sans jamais oublier qu’il devait se montrer bon et compréhensible. Lui avait été élevé par un couple déséquilibré, qui ne cessait de se battre l’un l’autre. Ce qui avait causé sa fugue, dès ses quatorze ans. Moment où il commença à se débrouiller seul et alla de Charybde en Scylla, jusqu’à ce que le père de Deorwynn, sa future épouse, ne lui propose un travail d’homme de ménage. Puis il monta en grade et malgré son air patibulaire, gagna le cœur de la jeune femme et de sa famille. Parce qu’il avait beau être tatoué et alors chanteur d’un groupe de punk (et parfois, il chante encore) c’était un individu bon, droit et volontaire. Un véritable conte de fées, mais jamais il ne trouva d’horrible belle-mère pour remplacer la reine qu’il avait perdue, à la naissance d’Algernon.

Et pour continuer à faire vivre Deorwynn au travers des rêves qu’elle avait, le paternel inscrit de force ses enfants à des cours de solfège, mais aussi de gymnastique. Voilà qui fut difficile et digne d’un travail de galérien. Les fils ne cessaient de gémir et de râler qu’ils n’aimaient ni la clé de sol ni les barres parallèles. Toutefois, ils se firent tous une raison et même apprirent à aimer cela, surtout quand ils s’aperçurent de l’intérêt que cela pouvait amener sur eux. Toute leur famille les flattait et leurs amis étaient étonnés par leurs dons. Quoiqu’il y avait toujours Sedgewick pour sonner faux, mis à mal par tous ces regards plantés sur lui.

Ah, Sedgewick. Avant-dernier fils de la famille et véritable cataclysme. Toujours le nez en l’air et mine patibulaire. Un individu grognon, attirant les moqueries du fait de son manque d’attention. Comme tous les rejetons Ralston il commença par le solfège et la gymnastique et finit par se prendre de passion pour le banjo et la boxe française (ce qui lui remodela le nez du fait de coups qui le lui fracturèrent). Autant dire que mieux ne vaut pas l’embêter, quoi que Kipling, tout aussi bagarreur, lui met souvent de jolies raclées. Puis leur père arrive et les met tous les deux au sol avant de les envoyer au coin parce qu’entre frères, on ne se bat pas. Plus facile à dire qu’à faire, surtout quand on s’exprime mieux avec ses poings qu’avec sa langue. Cela entraîne une immense frustration chez le mignon, qui incapable de répondre verbalement aux agressions ne peut pas non plus y répondre physiquement. Quoique pour s’imposer et ne pas laisser croire qu’on peut facilement lui marcher sur les pieds, il lui arrive de lancer quelques crochets bien sentis. Mais le plus souvent, un regard froid et méchant suffit, ainsi que la destruction d’un objet qu’il tenait entre ses mains. Oh, Sedgewick fait beaucoup de dégâts, mine de rien. Du fait de ses nombreux excès de colère, la moitié des poignées de porte de la demeure des Ralston est branlante, parce qu’il tire dessus quand il claque les portes. Le nombre de verres qu’il casse par mois est impressionnant et il y a des marques de morsures dans certains meubles (et sur certains de ses frères). D’après le psychologue qui pendant un moment l’a suivi, c’est sa façon de s’exprimer, faute d’être bon orateur. Pour cela, quand un coup de sang le prend, la première réaction de sa famille est de tenter de le calmer et de chercher ce qui l’a enragé. Parce que là pet être de la tristesse, de la peur, une angoisse et non pas forcément juste de la haine. Mais quand il est hors des quatre murs de la maison de son père, il est bien plus difficile de faire comprendre que s’il a bondi sur cet autre élève, c’est parce qu’il l’intimidait. Alors Sedgewick boude, s’enfuit et va planter ses dents dans son oreiller, pour étouffer ses cris (parce qu’il crie beaucoup, aussi).

Voilà de quoi compliquer sa vie à l’école. Toujours Sedgewick a été seul, si on excepte ses frères. Ses amis proches sont quasiment inexistants et il lui est plus facile de se lier avec des femmes car le côté doux et compréhensif de ces dernières les aide à comprendre qu’il ne cherche pas à leur faire peur où à prendre l’ascendant sur elles. Néanmoins, les petites amies se font rares, parce que le jeune homme ne contrôle pas toujours à qui il donne un coup et ceci est rarement apprécié par les demoiselles… se faire frapper par un boxeur, même poids-plume, cela n’est jamais agréable. Toutefois, on le pousse à aller vers l’extérieur, son père et ses frères espérant qu’il ne tourne pas comme Twyford, jumeau de Bartam – suicidé à l’âge de quinze ans suite à une dépression qui l’amena à se couper du reste du monde sans que véritablement ses frères n’en prennent conscience. Un acte qui hante encore leurs âmes, car la mort d’un proche n’est jamais facile. Surtout quand ce dernier se jette d’un pont sur l’autoroute (ce qui est assez violent) et ne laisse aucune explication. Il leur arrive d’en parler, mais cela reste encore difficile et tabou. Mais à chaque fois que ses frères, encore vivants, transportent un cercueil (car tous aident l’entreprise familiale et sont même payés comme de vrais employés) c’est à lui que tous pensent. Et Sedgewcik, à chaque fois, se demande si Twyford n’a pas fait le bon choix…

Et puis il oublie, quand le soir il va jouer dans des bars ou que tout simplement, il dispute une partie de scrabble avec sa famille. Parce qu’ils ont le don de transformer les jeux de société, même les plus barbants, en comédies. Ce n’est pas parce que leur père leur a inculqué des principes stricts et les dresse à la baguette qu’il ne leur offre pas des moments de détente et d’amusement. C’est volontiers qu’il les laisse de temps en temps se salir, sortir voir des concerts dans des caves ou conduire un peu trop vite sur la route – tant qu’ils mesurent savamment les dangers qu’ils prennent.